15
Jul
2025

La genèse organique

Quelle aventure que cette séance !

Sur les trois séries photographiques que j'avais visualisées pour ma grossesse, j'avais cru que celle-ci serait la plus simple à organiser : la tenue était commandée, le beau temps semblait garanti pour la fin du printemps... et surtout, le jour-même de la publication de mon annonce, j'avais trouvé un photographe.

Un mois plus tard, ce dernier m'a appelée pour m'annoncer une bien triste nouvelle. J'ai été bouleversée, d'autant que depuis plusieurs semaines, je me consacrais aux préparatifs de la naissance de mon enfant, comme si j'étais dans une bulle de vie que rien ne pouvait perturber. Son empathie et sa générosité malgré la situation m'ont touchée : il était prêt à maintenir notre séance car, disait-il, il tenait à ce que j'aie mes photos ; mais de mon côté, il était hors de question de le faire travailler dans de telles conditions.

Je me suis laissé une dizaine de jours pour digérer le choc, puis faire le point sur l'importance de cette dernière séance. L'appel était toujours là, et j'ai contacté une photographe que je connaissais de longue date en lui présentant mon projet. J'avais été ravie de sa dernière prestation, ses tarifs étaient dans mon budget, elle était partante et disponible : c'était plié, il ne restait plus qu'à choisir une date.

Pourtant, une semaine plus tard, je lui envoyais un message pour tout annuler. En treize ans dans la photographie, jamais je ne m'étais désistée pour autre chose que des soucis de santé. Je voyais tous les dérivés de "je ne le sens pas" comme des démonstrations de paresse et de lâcheté ; aussi, il m'a été incroyablement difficile de ne pas pouvoir donner d'explication rationnelle. Était-ce la grossesse qui exacerbait mon intuition, au point de me donner le sentiment de me trahir si je ne la suivais pas ? J'avais en tout cas la certitude grandissante et irrépressible que travailler avec cette photographe serait un fiasco.

Le mois de mai avançait, je tenais à faire cette séance dans les trois semaines, alors je m'en suis remise à Dieu qui, chaque fois que j'ai renoncé à une opportunité, m'en a toujours présenté une bien meilleure, au moment idéal... et cette fois, le moment idéal est arrivé lorsque Valériane, ravie de notre séance du 5 mai, en a partagé une photo brute. Je l'ai partagée à mon tour, et Jessica m'a écrit : "Tu irradies de grâce, ça fait plaisir à voir et ça me donne envie de te photographier 😊".

Ce premier signe du Destin a été confirmé lorsqu'après lui avoir expliqué ma situation et ma démarche, Jess y a immédiatement fait écho avec ses propres mots. C'est à ce moment que j'ai compris ce qui m'avait manqué avec la précédente photographe : une connexion à mon intention.

La genèse organique. Un cœur donne corps à sa mélodie céleste. De l'essence à la substance, la Création en expansion dans la matrice.

Jess habitait loin, Jess avait un agenda rempli, mais nous avons trouvé un créneau le 22 mai. Les prévisions d'orage persistaient pour cette date, mais j'ai continué de croire en ma bonne étoile.

Trois jours avant le jour J, j'ai profité d'une éclaircie pour aller faire des repérages sur les lieux, afin que Jess puisse commencer à s'y projeter. Je me suis également rendue, sans trop y croire, au champ avoisinant. Chaque fois que j'avais voulu l'exploiter pour des photos, le blé était beaucoup trop haut ; mais cette fois, la ligne d'horizon était dégagée.

Tous les éléments étaient réunis, la météo annonçait enfin quelques éclaircies... j'en ai pleuré de joie.

Les montagnes russes émotionnelles ont repris, de façon assez spectaculaire, la veille de la séance : une nuit très difficile, tout au long de laquelle je me tordais de douleur dans le lit ; puis au matin, des nausées dignes du premier trimestre.

Heureusement, lorsque Jess est arrivée en début d'après-midi, j'ai commencé à aller mieux. Nous avons pris quelques heures pour discuter tranquillement autour d'un thé et de pâtisseries, nous ne nous étions pas vues depuis deux ans ! Puis vers 16h, alors que la pluie s'affinait, je suis montée me préparer.

Nous aurions pu accéder au spot à pied depuis chez moi, mais Jess a eu la prévenance de nous y conduire en voiture pour que je m'économise au maximum.

Toute la suite a été d'une fluidité extraordinaire. Jess voyait tout : les reflets dans l'eau, les ombres des feuilles, les poussières qui devenaient lucioles en contre-jour. Je n'avais qu'à me laisser guider par ses indications et les éléments naturels.

J'étais épuisée au moment de commencer la prise de vue, mais étonnamment, j'ai posé pendant plusieurs heures sans ressentir d'effort particulier. Comme si les rayons de soleil et les odeurs végétales me rechargeaient.

Cette séance est un magnifique souvenir de communion, sans doute l'un des plus marquants de toute ma grossesse.

Ces clichés me rappellent le sublime paradoxe de la mère : sa puissance créatrice de vie, son humilité devant la Vie qui la lui accorde.

Lorsque je les regarde, je revis l'enchaînement invraisemblable des évènements qui ont composé cette aventure... un chaos que j'ai pu traverser en restant à l'écoute de mon alignement, qu'il faille persévérer face aux aléas, ou au contraire, totalement lâcher prise.

Et bien sûr, j'ai une immense gratitude pour Jess qui est venue de si loin pour nous faire vivre ce voyage.

Photographe : Jessica Evrard

10
Jul
2025

Sororité

La sororité est un concept qui, dans mon vécu, est resté à l'état de théorie pendant la majeure partie de ma vie adulte.

Ayant fait des études dans les mathématiques puis l'informatique avant d'exercer dans le développement logiciel, les milieux que je côtoyais le plus étaient presque exclusivement masculins. Les quelques femmes que j'ai pu y croiser ont entretenu avec moi une relation insignifiante : le plus souvent un rapport de rivalité, et tout au mieux une amitié de circonstance.

Les premières femmes avec lesquelles j'ai développé une véritable amitié sont celles que j'ai rencontrées en débutant la photographie, dans la même période où je suis devenue féministe. Auparavant, le harcèlement de rue était un phénomène qui n'avait pas encore de nom. Plus que le quotidien pourri par des inconnus insistants et intrusifs en sortant des cours... lorsque je le racontais à mon compagnon de l'époque, je souffrais énormément de son incrédulité, et par extension, de son absence d'empathie.

Un an plus tard, en abordant le sujet avec d'autres femmes, j'ai réalisé que nous étions toutes concernées. Toutes, sans exception. C'est ainsi que le désir d'être crue par l'homme qui partageait ma vie est devenu une revendication militante pour l'ensemble des femmes, et que mon rapport à la gent féminine s'est mis à inclure un esprit de camaraderie que je n'avais jamais connu auparavant. Nous pâtissions des mêmes déséquilibres sociétaux, alors je considérais que naturellement, nous nous comprenions et nous serrions les coudes.

Une solidarité excluante

Quelques années plus tard, j'entendais le mot "sororité" pour la première fois. Mon activisme ratissait des causes plus larges, je rencontrais de plus en plus de femmes dont je partageais le vécu et les idées... et pourtant ce terme sonnait creux, sans que je puisse l'expliquer à l'époque.

J'ai commencé à comprendre mon malaise lorsque j'ai été exclue d'un petit groupe féministe. Non pas que je m'étais battue pour y rester, c'était plutôt le contraire : j'avais défendu mon indépendance idéologique et la possibilité de débattre de tous les sujets, avec toutes les parties, après avoir exprimé mes réticences concernant l'écriture inclusive. Ce sujet est anecdotique à mes yeux, mais il a de fait révélé ce qui conditionne l'accès des femmes à la sororité féministe : embrasser l'ensemble de la doctrine, sans aucune nuance ni remise en question.

J'ai découvert que cela valait aussi pour les amies les plus engagées que j'avais : notre lien perdait toute valeur à leurs yeux dès lors qu'apparaissaient des divergences d'opinion.

Or, je ne pouvais concevoir une sororité qui place la connivence naturelle des femmes derrière leurs spécificités individuelles, qu'elles soient figées ou mouvantes. J'en avais conclu que cette sororité n'était que le fantasme prétentieux d'un idéalisme comme un autre.

L'empathie maternelle

Des années plus tard, cette année, j'ai subi les nausées du premier trimestre de ma grossesse. Le gingembre me soulageait à peine, l'acupression ne me faisait aucun effet... En désespoir de cause, j'ai laissé tomber les convenances selon lesquelles je ne devais pas rendre mon état publique à ce stade, et j'ai demandé conseil à mes abonnées sur Instagram.

Je me doutais que je recevrais quelques félicitations au passage, mais je ne m'étais pas préparée à un afflux de messages de réconfort. Et je dois dire que ça m'a fait un bien fou.

Aussi sociale soit l'arrivée d'un enfant, aussi bruyante soit son annonce, la grossesse est une expérience intérieure et donc solitaire. Ces femmes qui m'écrivaient après des années sans nouvelles, étaient de jeunes mamans qui connaissaient intimement l'esseulement dans lequel j'endurais mon désarroi, et me tendaient spontanément une main sincère. Leurs retours étaient d'une délicatesse et d'une justesse rares.

Ce soutien unique, inimitable, incroyablement précieux, de mère à mère... je le nomme sororité.

07
Jul
2025

L'énergie féminine

Cette séance grossesse dans mon jardin est la toute première que j'avais visualisée sur les trois.

J'avais acheté la robe un an auparavant, à une période où mon mari et moi essayions déjà de concevoir. En voyant sa coupe fluide et vaporeuse, sa couleur romantique, j'avais tout de suite pensé que je la voudrais pour immortaliser ma future grossesse et l'avais prise en deux tailles. Bien m'en a pris puisque le jour J, je n'ai pas réussi à fermer le dernier bouton de la plus grande...

Suite à l'apéro-photo du mois d'avril, durant lequel Olivier s'était porté volontaire pour la séance en studio, il me restait un photographe à trouver pour celle-ci.

J'ai contacté Valériane, sur une impulsion qui peut sembler irrationnelle puisqu'elle ne m'avait jamais photographiée, mais je pressentais que c'était elle. Je connaissais son travail, rempli de personnes de tous horizons aux sourires spontanés. Je connaissais ses couleurs à la fois vives et douces dans des milieux naturels. Et surtout, je la connaissais, elle.

Elle s'est d'abord enquise de ma démarche, de mes envies, de ma vision.

L'énergie féminine. Une mémoire innée circule entre matière et lumière. Comme l'eau sillonne et façonne la terre, la Nature sur le chemin inexorable de son œuvre.

Nous avons calé notre séance au 5 mai, trois jours après celle avec Olivier. Cette fois, j'ai eu davantage de facilité à détendre mon ventre pour qu'il forme un joli arrondi.

En voyant les prévisions de pluie, nous avions craint jusque la veille que la météo nous soit défavorable. Au final nous avons eu une lumière douce, sous un ciel gris qui laissait parfois passer un rayon de soleil.

Le magnolia et les cerisiers avaient perdu leurs derniers pétales blancs, mais la glycine et le lilas avaient fleuri à leur tour, leurs effluves fluctuant au gré de la brise. Du myosotis sauvage avait poussé le long des murets.

Au-delà de la présence de ces fleurs, qui métamorphosaient le cadre intime et protecteur de mon jardin en un sanctuaire luxuriant, ces images symbolisent l'énergie féminine dans l'histoire qui les précède.

Au moment d'acheter la robe, j'avais déjà sollicité une amie photographe et maquilleuse pour cette future séance. Elle avait accepté avec enthousiasme en me décrivant la mise en beauté sophistiquée qu'elle imaginait, les parures qu'elle me ferait porter... Je ne pouvais pas rêver mieux que de m'en remettre à elle ; jusqu'à ce que je lui découvre un autre visage lorsque je me suis mariée.

Je croyais, à cette époque, que renoncer à son amitié impliquait de faire le deuil de ces photographies qui me tenaient tant à cœur. Aujourd'hui, je réalise qu'elles n'auraient existé que selon sa vision, et que la Vie a ouvert la voie pour donner naissance à celles auxquelles j'aspirais réellement.

Je remercie infiniment Valériane qui a su m'accompagner dans cette séance avec l'esprit que je voulais lui insuffler, aussi libre et naturel qu'une respiration.

Photographe : Valériane Fatet

05
Jul
2025

L'épreuve d'amour

J'ai été hospitalisée en urgence la semaine du 2 juin, depuis laquelle je reste alitée pour retarder autant que possible un accouchement prématuré.

J'avais déjà dû, par deux fois, attendre pendant de longues semaines des informations cruciales, qui conditionnaient la viabilité de mon enfant. Je régulais alors mon sentiment d'impuissance en me concentrant sur d'autres préoccupations, avec des activités telles que l'aménagement de notre maison, le soin de mon corps, la préparation de petits plaisirs culinaires ou encore la planification de mes séances grossesse.

Pour ce troisième trimestre, l'exercice de patience dans l'inquiétude durera trois mois entiers, mais surtout, se fera en position allongée. Et je réalise, depuis, que compter les jours en priant pour que tout aille bien, est mille fois plus éprouvant dans le cadre d'une oisiveté forcée.

Sur la recommandation à la fois d'un ami catholique et d'une amie musulmane, mon mari et moi avons commencé la série The Chosen. N'appartenant à aucune religion et étant assez peu intéressée par la vie des prophètes en général, je n'attendais pas grand chose d'une histoire sur Jésus de Nazareth. Au final, me voilà happée dans un véritable voyage spirituel depuis mon canapé, avec mon cher et tendre dont les discussions rendent ce petit pèlerinage d'autant plus prégnant.

Pour ceux qui connaissent les Évangiles par cœur, j'imagine que l'humanisation visuelle des personnages enrichit leurs interactions, au point de donner une dimension nouvelle au récit qui en est fait. Je voudrais rapporter certaines de ces interactions, en apparence anecdotiques, qui ont particulièrement résonné avec mon propre parcours.

Attention, spoilers.

L'effacement et l'assertion

Nous avons ri de ma ressemblance avec Marie de Magdala, de par nos approches, nos réactions et nos failles ; lorsqu'elle décrit la lumière omniprésente dans sa vie après avoir retrouvé Dieu, lorsque ses démons la rattrapent, lorsqu'elle verbalise son aigreur face à une disciple sans-gêne, "entitled".

De l'épisode où cette dernière fait irruption pour réclamer avec aplomb que l'on soigne son frère, mon mari avait retenu sa détermination à s'en sortir et sauver ses proches, tandis que j'étais outrée, comme Marie, qu'elle s'impose en détruisant le toit au milieu d'un sermon, sans la moindre considération pour le désir de discrétion de son sauveur ; un pharisien lancera d'ailleurs la garde romaine à ses trousses.

Personnellement, aider et donner à mes proches est un de mes plus grands bonheurs, mais le plaisir et le sens disparaissent dès lors que le don est traité comme un dû. C'est pourquoi je ne réussis pas à éprouver la moindre sympathie envers cette attitude, fût-elle présentée comme de l'audace, une bravoure affranchie des conventions sociales.

J'ai repensé à une pique-assiette qui se servait systématiquement dans mon plat sans mon aval. Je finissais toujours la soirée dans une colère noire ; non parce que j'enviais son culot, mais parce que je détestais mon incapacité à faire respecter mes limites.

Peut-être est-ce la propension de chacun à s'affirmer qui doit être dosée pour nous tolérer les uns les autres ? Dans la série, les protagonistes se réconcilient en concluant qu'elles devraient chacune s'inspirer un peu plus l'une de l'autre.

L'humilité scientifique

Parmi les apôtres de Jésus, deux sont dotés d'une intelligence rationnelle hors-norme : Matthieu, un génie des mathématiques au sens de l'observation aiguisé, appliqué dans son métier de publicain percepteur d'impôts, et Judas, expert dans les arts de la persuasion et de l'optimisation, promis à une brillante carrière de marchand.

Matthieu assiste à un premier miracle qui bouleverse son monde logique, et alors qu'il a tout à y perdre, il répond immédiatement à l'appel de Jésus. Il accomplit avec minutie son nouveau travail de scribe, mais son esprit cartésien rencontre d'immenses difficultés à saisir les paraboles, omniprésentes dans les discours qu'il retranscrit. Pourtant, jamais il ne doute de la sagesse de son maître : il se contente de poser ses questions et d'espérer qu'il en comprendra les réponses plus tard.

La démarche de Matthieu constitue pour moi un horizon des plus inspirants et honorables : avoir conscience qu'il y a toujours à apprendre et s'entourer de mentors auprès desquels continuer de grandir. Il connaîtra une évolution spectaculaire au fil des expériences que Jésus lui fera vivre, et loin d'être traité comme un simple exécutant, il co-écrira le sermon sur la montagne qui marque le début du ministère.

Le chemin vers l'enfer

De son côté, Judas assiste au sermon sur la montagne et reconnaît aussitôt le Messie des prophéties. Il a dès lors une seule obsession : l'avènement du nouveau roi, pour lequel il est décidé à jouer un rôle important.

J'ai lu récemment que la plupart des gens ne nous voient pas vraiment, mais voient ce que nous éveillons en eux. Judas rejoint les disciples de Jésus en se persuadant qu'il a été choisi pour ses qualités de marchand, que sa mission est de les mettre au service du développement du ministère. À ses yeux, chaque opportunité de renflouer les comptes, s'attirer les faveurs des juifs, renverser l'occupation romaine... doit être saisie pour accomplir la volonté de Dieu – du moins celle qu'il croit comprendre.

Or, Jésus n'entend ni collecter l'argent des foules, ni respecter les lois qui corrompent l'esprit de Moïse, ni exclure les autres peuples de sa révolution. Judas s'obstine à prouver son utilité dans sa propre perspective, pensant voir ce que même le Fils de Dieu ne voit pas... jusqu'à ce qu'il craigne sérieusement que Jésus saborde son destin. Judas se sent alors le devoir d'intervenir.

À mon échelle, je n'ai pu m'empêcher de repenser à un ami que j'ai invité à rejoindre Espace Pose et qui a contribué avec dévotion à sa fondation. Les premiers malentendus se sont révélés rapidement : cet ami réitérait son idée de développer une fédération nationale alors que nous avions vocation à souder une communauté locale. Je ne me formalisais pas de son imperméabilité à nos clarifications, ni de nos divergences en général, car ses initiatives étaient toujours animées de bonnes intentions ; jusqu'à ce que je réalise qu'elles devenaient contre-productives, continuaient malgré l'émission de refus explicites... et ont finalement causé tort à d'autres membres.

Bien sûr que l'on se sent redevable en recevant de l'aide. Néanmoins, qui dit redevable dit dette ; une dette artificielle et non consentie, contractée de force ou par surprise, inspire moins la gratitude que la crainte de se retrouver dans une situation non désirée ; à juste titre : nous savons à quelle tragédie conduira l'excès de zèle de Judas, prisonnier de ses projections qu'il prenait pour des révélations.

La non nécessité de convaincre

Plus l'arrestation de Jésus approche, moins son entourage, à l'exception de Jean et Marie, ne saisit la portée de ses avertissements. Est-ce l'illusion de son invincibilité après tous ces miracles, ou un refus inconscient qu'il leur soit arraché après lui avoir tout donné ? Toujours est-il que ces scènes contrastent avec ce que Jésus déclame devant ses détracteurs : "que celui qui a des oreilles pour entendre, entende".

Quelle utilité y'a-t-il à débattre avec un enfant qui claironne qu'on a tort de nommer ses sandales des chaussures ? Aucune, mais sans doute est-il plus difficile de rester indifférent lorsque l'on est directement responsable de son éducation. Jésus ne cherche jamais à faire l'unanimité et n'a aucun scrupule à diviser des peuples et des familles ; néanmoins, il s'attriste du déni de ses disciples.

Le miroir du pardon

Une scène en apparence secondaire qui m'a particulièrement marquée, est celle où Matthieu interroge Jésus sur la nécessité de s'excuser lorsque l'on sait d'avance qu'on ne sera jamais pardonné. Jésus répond que le pardon est en effet un cadeau qu'il appartient à l'autre de donner, mais il ajoute surtout ceci : on doit s'excuser, non pour recevoir le pardon, mais pour se repentir.

Aujourd'hui, je peux poser d'autres mots sur ma difficulté à renouer avec d'anciens proches, ceux qui se disaient désolés sans montrer la moindre volonté de faire évoluer la situation : les malheurs qui leur tombaient dessus étaient aussi les miens, mais le fait que je pâtisse de leurs choix ne concernait que moi. Je me suis souvent demandé si je les incriminais par facilité, pour me complaire dans une posture de victime. Le temps a montré que, sur le seul motif qu'ils se sentaient dévastés et dépassés, ils attendaient bel et bien mon empathie inconditionnelle, des explications, ma confiance, une nouvelle chance... le tout sans délai, car si j'étais moi-même dépassée et dévastée, cela ne revêtait aucune importance à leurs yeux.

Heureusement, il existe aussi des personnes qui ont un jour brisé ma confiance et dont je me sens pourtant plus proche que jamais. Ce sont celles qui, au-delà de formuler des remords, s'enquérir de mes besoins et discuter de ce qui m'avait blessée, m'ont laissé le temps nécessaire pour m'en remettre, cherché avec moi des compromis et empêché le scénario de se reproduire. Ces conflits qui consolident, ces "disputes réussies" dont l'explosion a laissé intacte le socle de la relation, ont révélé que cette dernière, loin d'être fragile, était au contraire parmi les plus sincères que j'avais. Tout comme celle entre Matthieu et Pierre.

Le sage et le sachant

Une autre relation dont la sincérité est souvent interrogée dans la série, est celle que chacun entretient avec Dieu ; ce que j'aime également appeler la souveraineté du cœur. Ses aspects tant intimes que publics sont particulièrement développés autour de l'autorité religieuse et politique, incarnée entre autres par Nicodème, Yussif, Samuel, Shammai... Si certains se voient comme d'éternels élèves, prêts à accueillir le message du Fils, d'autres considèrent la moindre remise en question de leur institution comme un blasphème.

Sauf qu'étudier la loi de Dieu n'apporte aucune vérité absolue, pas plus que la représenter n'octroie sa sagesse infinie, car contrairement à ce que tous imaginaient du Messie, Jésus ne lutte ni contre les Romains, ni contre le paganisme, mais contre la déspiritualisation de l'humanité. En enfreignant des interdits du sabbat, il révèle, chez certains pharisiens, un véritable abus spirituel que leur ego déguisait en bienveillance.

Ces scènes m'ont amenée à une réflexion plus générale sur ceux qui, pensant sincèrement mettre leur expérience au service de leur bienveillance, tentent de "corriger" les choix d'autrui... jusqu'à parfois y imposer leurs obsessions personnelles. Or, peut-on encore parler de bienveillance lorsqu'un proche nous dépouille de notre libre-arbitre en n'écoutant, dans les faits, que lui-même ? Peut-il vraiment agir dans nos intérêts en éclipsant nos aspirations avec ses projections, en ébréchant nos ressentis et en négociant nos volontés, en insistant devant nos réserves et en persistant après nos refus ?

J'ai connu plusieurs déconvenues dans mes cercles proches, emplis de bonne volonté mais aussi de certitudes, qui se complaisaient dans un tel fonctionnement. Au nom de la pureté de leurs intentions, ils pouvaient franchir des barrières nécessaires à l'intégrité et à l'intimité... Alors peut-être qu'au fond, leur aide n'était pas si désintéressée : ce qu'ils priorisaient, ce n'était pas le bonheur de leur protégé, mais leur propre posture de sauveur.

Pour certains, leur besoin d'être identifiés en tant qu'intermédiaires indispensables les amenait même à créer des problèmes de toutes pièces ; tout comme les 613 commandements dans la Torah ont pu détourner le Décalogue initial...

Les preuves d'amour

Si nous aimons Dieu, Dieu nous aime-t-il en retour ? Jacques le Mineur, Pierre et Thomas se questionnent tour à tour sur les raisons de Jésus de refuser à ses apôtres les plus fervents, les plus dévoués, ce qu'il offre sans condition à de parfaits inconnus. Alors qu'ils ont tout sacrifié pour le suivre, l'inaction de Jésus devant certains drames semble cruelle, son enseignement injuste et ses mots de réconfort incompréhensibles.

Une nuit de tempête en mer, au comble du désespoir, Pierre laisse éclater sa colère et met Jésus au défi le faire marcher sur l'eau. Or, une des pires façons d'évaluer l'amour que l'autre nous porte est de tester ses failles.

Je crois très fort que face à l'orchestration divine, nous sommes comme des enfants face à leurs parents, dont ils ne peuvent comprendre toutes les décisions véritablement prises dans leur intérêt. Jésus a le pouvoir de mettre fin à toutes les souffrances immédiates, mais il ne le fait pas. Son amour se manifeste dans sa simple présence : il est un compagnon qui donne la force d'avancer. Avec lui, à travers lui, la joie et la paix restent constamment à portée de main.

Jusqu'à ce que ma progéniture trouve un jour cette ressource en elle (car rencontrer Dieu, c'est découvrir en soi plus grand que soi), j'espère incarner pour elle une présence semblable, qui lui apporte la certitude inébranlable d'être infiniment aimée. Que reste-t-il à Pierre lorsqu'il coule ? La main que Jésus tend pour le sauver de la noyade... Il se réfugie dans ses bras, et la tempête finit par passer.

La honte et la salvation

J'ai pleuré, comme soulagée d'un énorme poids, devant l'épisode où plusieurs disciples, tourmentés par leurs péchés passés, entendent que ces derniers ne les définissent pas et qu'ils sont dignes d'être sauvés.

La photographie et les musiques sont sublimes, mais ce qui m'attire et me marque le plus au fil du visionnage de The Chosen, c'est le bien-être constant et persistant que je ressens dans mon âme : jamais je ne me suis sentie aussi nourrie en regardant une série et apaisée en me couchant ensuite.