Sororité
La sororité est un concept qui, dans mon vécu, est resté à l'état de théorie pendant la majeure partie de ma vie adulte.
Ayant fait des études dans les mathématiques puis l'informatique avant d'exercer dans le développement logiciel, les milieux que je côtoyais le plus étaient presque exclusivement masculins. Les quelques femmes que j'ai pu y croiser ont entretenu avec moi une relation insignifiante : le plus souvent un rapport de rivalité, et tout au mieux une amitié de circonstance.
Les premières femmes avec lesquelles j'ai développé une véritable amitié sont celles que j'ai rencontrées en débutant la photographie, dans la même période où je suis devenue féministe. Auparavant, le harcèlement de rue était un phénomène qui n'avait pas encore de nom. Plus que le quotidien pourri par des inconnus insistants et intrusifs en sortant des cours... lorsque je le racontais à mon compagnon de l'époque, je souffrais énormément de son incrédulité, et par extension, de son absence d'empathie.
Un an plus tard, en abordant le sujet avec d'autres femmes, j'ai réalisé que nous étions toutes concernées. Toutes, sans exception. C'est ainsi que le désir d'être crue par l'homme qui partageait ma vie est devenu une revendication militante pour l'ensemble des femmes, et que mon rapport à la gent féminine s'est mis à inclure un esprit de camaraderie que je n'avais jamais connu auparavant. Nous pâtissions des mêmes déséquilibres sociétaux, alors je considérais que naturellement, nous nous comprenions et nous serrions les coudes.
Une solidarité excluante
Quelques années plus tard, j'entendais le mot "sororité" pour la première fois. Mon activisme ratissait des causes plus larges, je rencontrais de plus en plus de femmes dont je partageais le vécu et les idées... et pourtant ce terme sonnait creux, sans que je puisse l'expliquer à l'époque.
J'ai commencé à comprendre mon malaise lorsque j'ai été exclue d'un petit groupe féministe. Non pas que je m'étais battue pour y rester, c'était plutôt le contraire : j'avais défendu mon indépendance idéologique et la possibilité de débattre de tous les sujets, avec toutes les parties, après avoir exprimé mes réticences concernant l'écriture inclusive. Ce sujet est anecdotique à mes yeux, mais il a de fait révélé ce qui conditionne l'accès des femmes à la sororité féministe : embrasser l'ensemble de la doctrine, sans aucune nuance ni remise en question.
J'ai découvert que cela valait aussi pour les amies les plus engagées que j'avais : notre lien perdait toute valeur à leurs yeux dès lors qu'apparaissaient des divergences d'opinion.
Or, je ne pouvais concevoir une sororité qui place la connivence naturelle des femmes derrière leurs spécificités individuelles, qu'elles soient figées ou mouvantes. J'en avais conclu que cette sororité n'était que le fantasme prétentieux d'un idéalisme comme un autre.
L'empathie maternelle
Des années plus tard, cette année, j'ai subi les nausées du premier trimestre de ma grossesse. Le gingembre me soulageait à peine, l'acupression ne me faisait aucun effet... En désespoir de cause, j'ai laissé tomber les convenances selon lesquelles je ne devais pas rendre mon état publique à ce stade, et j'ai demandé conseil à mes abonnées sur Instagram.
Je me doutais que je recevrais quelques félicitations au passage, mais je ne m'étais pas préparée à un afflux de messages de réconfort. Et je dois dire que ça m'a fait un bien fou.
Aussi sociale soit l'arrivée d'un enfant, aussi bruyante soit son annonce, la grossesse est une expérience intérieure et donc solitaire. Ces femmes qui m'écrivaient après des années sans nouvelles, étaient de jeunes mamans qui connaissaient intimement l'esseulement dans lequel j'endurais mon désarroi, et me tendaient spontanément une main sincère. Leurs retours étaient d'une délicatesse et d'une justesse rares.
Ce soutien unique, inimitable, incroyablement précieux, de mère à mère... je le nomme sororité.